Le pays des Margriettes
Il y avait une fois un roi et une reine qui n’avaient pas d’enfants, mais qui tenaient beaucoup à en avoir. A la fin il leur en vint un. On célébra le baptême avec une grande solemnité. Toutes les fées du voisinage y furent invitées, mais l’une d’elles, qu’on avait oubliée, se vengea en donnant à l’enfant un visage de singe. Toutefois, cette difformité ne devait durer que jusqu’à son mariage et quinze jours après.
Le roi et la reine étaient au désespoir ; on attendait avec impatience le moment où on pourrait le marier. Ce moment arriva enfin... Enfin, pour les parents, car le prince n’y mettait pas d’empressement, sachant que sa figure de singe n’était guère propre à le faire aimer.
Ses parents, qui tenaient beaucoup à le voir changer de figure, lui remirent une pomme d’orange.
- Tu la donneras à celle des filles du pays qui te conviendra le mieux.
Puis le roi fit battre par le tambour de ville que toutes les filles à marier eussent à se présenter devant le palais, pour que le prince pût se choisir une épouse entre elles.
Les jeunes filles n’étaient pas trop contentes, les riches surtout, à l’idée d’avoir pour mari un homme à tête de singe, comme était le fils du roi. Mais il n’y avait rien à faire. Il fallait obéir. Elles arrivèrent donc toutes dans la cour du palais. Le prince les passa en revue ; celles devant lesquelles il avait passé sans leur donner la pomme d’orange, se sauvèrent bien vite, heureuses d’être débarrassées. Le prince, qui lisait ce sentiment sur les visages, refusa de choisir entre elles et les congédia toutes.
Cela ne faisait l’affaire ni du roi ni de la reine, puisque ainsi, leur fils courait risque de rester singe toute sa vie. Comme ils lui faisaient des remontrances, deux militaires amenèrent une jeune fille, une pâtoure, fort mal habillée, qui n’avait pas osé désobéir au roi en ne se montrant pas, mais s’était dissimulée derrière un arbre pour n’être pas aperçue. On la dénonçait comme s’étant soustraite à l’ordre qui avait été donné à toutes les filles du pays.
Le prince la regarda ; il n’y avait dans ses yeux ni dégoût ni dédain. Il y avait de la modestie et de la sympathie. Son regard semblait dire : Je ne suis pas digne que le prince me choisisse, mais je le plains et je me sens toute disposée à l’aimer. Le prince lui donna la pomme d’orange.
Il fallut la décrasser d’abord. On lui fit prendre un bain, on lui donna une belle robe de princesse, des colliers, des chaînes d’or. Ses compagnes ne l’auraient pas reconnue ; mais elle avait toujours ce doux et bon regard qui avait séduit le prince au premier abord. Il accepte avec joie cette charmante épouse. On fait une noce solennelle, une belle noce. Il n’y avait personne qui ne se mît aux portes pour la voir passer.
La jeune femme aurait été la plus heureuse des femmes, n’eût été le visage de son mari ; il était empressé, attentif du reste, elle sentait qu’elle l’aimait beaucoup, mais elle l’eût aimé encore bien davantage sans sa figure de singe.
Quand il était couché la nuit auprès d’elle dans l’obscurité, il lui semblait qu’il n’avait plus cette affreuse figure. Une nuit, elle n’y tint plus, elle résolut de s’en assurer. Elle se lève tout doucement, nu-pieds, va chercher une bougie, et sûre que son mari dort, elle le regarde.
C’était le plus beau prince du monde. Elle n’aurait jamais osé rêver tant de beauté et de grâce dans un mari. Dans sa joie elle fait un mouvement ; une goutte brûlante de bougie tombe sur la figure du prince, il se réveille.
- Malheureuse ! lui dit-il, je n’avais plus que quinze jours de pénitence à faire et j’aurais toujours été tel que tu me vois. Ta curiosité nous fait bien du mal à tous deux. Maintenant il faut absolument que je parte.
- Il faut que tu partes ? Où vas-tu donc ?
- Dans le pays des Margriettes. Adieu.
- Et tu ne m’emmènes pas ?
- Non, tu ne peux pas me suivre.
Il partit donc, mais sa jeune femme ne pouvait plus vivre sans lui, et un beau jour elle se mit en route pour aller le rejoindre au pays des Margriettes.
Mais elle ne savait pas de quel côté était ce pays. Elle rencontre une vieille petit bonne femme toute courbée et appuyée sur son bâton.
- Ma bonne dame, ne pourriez-vous pas me dire où se trouve le pays des Margriettes ?
- Ma pauvre petite, ce doit être loin, bien loin, car je n’en ai jamais entendu parler. Mais, tenez, voilà trois noisettes ; quand vous aurez besoin de quelque chose, cassez-les, cela pourra vous servir.
La jeune femme remercie la vieille et poursuit son chemin. Après avoir marché bien longtemps encore, elle rencontre une autre vieille.
- Pourriez-vous m’enseigner le pays des Margriettes, ma bonne dame ?
- Ma chère petite, je ne connais pas ce pays-là. Il faut qu’il soit bien loin, bien loin, car je n’en ai jamais entendu parler. Mais prenez ces trois noix-là. Cela pourra vous servir, seulement ne les cassez qu’en cas de besoin.
La jeune femme remercia la vieille et continua son chemin. Mais il y avait bien longtemps qu’elle marchait. A un certain moment, elle se sentit lasse et s’assit sur le bord d’une haie. Une bonne femme qui passait par là, lui dit : Vous avez l’air bien fatiguée. Vous venez de loin, sans doute ?
- Oh oui ! de bien loin. Je voudrais aller au pays des Margriettes. Ne pourriez-vous pas m’indiquer le chemin ?
- Non, lui répondit la vieille. Je ne sais pas ce que c’est que le pays ou vous voulez aller. Mais prenez toujours ces trois marrons. Cela pourra pour servir.
Ces trois vieilles étaient les fées protectrices de la jeune femme ; seulement elle n’en savait rien.
Elle remercia la vieille, et voulut reprendre son chemin à travers la forêt, mais elle était si fatiguée, si fatiguée, qu’elle ne savait plus mettre un pied devant l’autre. Le soir, elle aperçoit une chaumière où il y avait du feu. Elle se dirige de ce côté. Une vieille femme était assise devant la porte.
- Je n’en puis plus de fatigue. Ne pourriez-vous pas me permettre de me reposer chez vous et d’y coucher ?
- Certainement, ma brave femme. Entrez, et reposez-vous.
On lui sert une bonne soupe, on lui donne un bon lit.
- Dormez bien et reposez-vous, lui dit la vieille. Vous reprendrez votre route demain matin.
La pauvre jeune femme tombait de sommeil, elle s’endormit tout de suite. Le lendemain on lui demanda où elle allait.
- Au pays des Margriettes. Savez-vous où c’est ?
- Non, mais mon cochon le sait. Il y va souvent, et revient chargé de toutes sortes de choses précieuses. Seulement il part tout seul le matin, tantôt à une heure, tantôt à une autre, et l’on ne peut savoir d’avance à quel moment précis il fera le voyage.
- Eh bien ! mettez-moi à coucher avec votre cochon. Quand il bougera, je m’éveillerai et je le suivrai.
On lui dit que cela n’est pas raisonnable. On l’engage à se coucher dans un bon lit, la vieille l’éveillera le lendemain. La jeune voyageuse s’obstine. Il faut céder à la fin. On lui fait un lit avec de la paille fraîche ; elle se couche sans se déshabiller et s’endort, mais d’un oeil seulement. Dans le haut de la nuit, elle entend le cochon qui s’éveille, se secoue et s’en va en faisant : tron ! tron !
La jeune femme sort avec lui ; elle le suit, et de bon matin, ils arrivent devant un magnifique château ou "tout plein" de gens allaient et venaient, comme s’il s’y passait quelque chose d’extraordinaire. Elle aperçoit une petite pâtoure et engage la conversation avec elle.
- Ma petite, ne pourriez-vous me dire ce que c’est que ce château et ce qu’on y va faire ?
- Madame, c’est le château des Margriettes ; et la demoiselle va se marier avec un jeune et beau prince qui est arrivé ici il n’y a pas longtemps.
- Si c’était mon mari ? pense-t-elle. - Veux-tu changer d’habits avec moi, ma petite ?
- Oh ! Madame, ne vous moquez pas de moi.
- Je ne me moque pas, je parle sérieusement. Veux-tu troquer tes habits contre les miens ?
- Une princesse comme vous !
- J’ai été pâtoure avant d’être princesse. Changeons d’habits, te dis-je. Crains-tu de perdre au change ?
La paysanne, toute confuse, se déshabille. La jeune dame se revêt du costume de la bergère, en lui laissant le sien, puis elle va se présenter au château, et demande si l’on n’a pas besoin d’une servante.
- Nous avons assez de serviteurs, lui répond-on. Elle insiste. Pendant cette discussion, la demoiselle passe et ordonne que l’on retienne la petite pâtoure.
- Mais elle dit qu’elle n’a encore servi nulle part ! Elle ne saura rien faire.
- Elle saura toujours bien tourner la broche.
La voilà admise dans la cuisine en qualité de tourne-broche. Elle va et vient dans le château. Les apprêts de la noce se poursuivent. Elle a reconnu son mari. Mais comment s’approcher de lui ? Comment se faire reconnaître ?
Elle se souvient alors des présents qui lui ont été faits par les vieilles. Elle pèle ses trois châtaignes. Elles se transforment en un beau rouet tout en or, diamants et pierreries. L’une devient le corps du rouet, la seconde la quenouille, la troisième, la tête avec la broche, le fuseau et tout ce qui s’ensuit.
La princesse voit ce rouet et l’admire.
- Qui a apporté cela ? dit-elle.
- Moi, dit la tourneuse de broche.
- Veux-tu me le vendre ?
- Je ne le vends pas, il faut le gagner.
- Que veux-tu qu’on fasse pour le céder ?
- Je veux coucher avec le prince cette nuit même à la place de la mariée.
Vous jugez comme on se récrie ! La jeune femme n’en démord pas. On se consulte, on voudrait bien ne pas laisser échapper ce rouet. Mais la mariée ne veut pas consentir à laisser son mari coucher avec cette fille de cuisine.
- Tu as tort, lui dit sa mère. Nous ferons prendre au prince de l’endormillon. Il s’endormira aussitôt qu’il sera couché et le rouet nous restera.
- Eh bien soit ! dit-on à la fille de cuisine. Donne-nous ton rouet et tu coucheras avec le prince.
Pendant le souper, on fait prendre au prince un breuvage soporifique ; aussitôt qu’il est au lit, il s’endort. La jeune femme fait du bruit, chante, crie, elle le pousse, elle le pince ; rien n’y fait, il dort jusqu’au jour. Seulement ceux qui couchaient tout près de là se plaignent du tapage qu’on a fait dans la chambre du prince et demandent en grâce qu’une autre fois on les laisse dormir.
La jeune femme dépitée, mais non découragée, se retire dans le petit réduit qu’on lui a assigné ; et là elle casse ses trois noisettes. Il en sort un superbe trô [3] tout en or et en pierreries. La première noisette fournit le pied ; la seconde, les quatre bras ; la troisième, la manivelle pour le faire tourner. On parle de ce superbe trô à la dame du château. Elle vient le voir.
- Qui a apporté cela ? demande la dame.
- Moi, madame, répond l’aide de cuisine.
- Veux-tu me le vendre ?
- Je ne le vends pas, il faut le gagner.
- Que faut-il faire pour le gagner ?
- Me permettre de coucher encore aujourd’hui avec le prince.
On lui objecte que c’est extravagant, que c’est indécent ; rien ne la fait rougir ni reculer. La mariée déclare qu’elle se repent d’avoir consenti une première fois, elle ne consentira pas une seconde.
Sa mère parvient à la calmer. On fera prendre cette fois encore de l’endormillon au prince, la jeune femme tâchera de l’éveiller comme l’autre nuit, et ne réussira pas davantage, et le trô sera gagné.
La princesse cède encore cette fois, et cette nuit se passe en effet comme la première. Le prince dort d’un sommeil de plomb, et la jeune femme essaie en vain de le réveiller en pleurant, en criant, en faisant tout le bruit possible.
Les domestiques, que cela empêche de dormir, sont fort mécontents. Ils se plaignent au chef de cuisine, qui se charge de faire entendre leurs doléances.
Il va en effet trouver le prince.
- Prince, lui dit-il, il se passe quelque chose de bien extraordinaire la nuit dans votre chambre. Ce n’est pas votre femme qui couche avec vous, mais sa petite aide de cuisine, et elle fait toutes les nuits un bruit à empêcher tout le monde de dormir.
- En effet, pense le prince. Je me sens tellement lourd tous les soirs, quand je me mets au lit, qu’il doit y avoir quelque malice là-dessous. Certainement on me fait prendre de l’endormillon. Mais si l’on m’en apporte la prochaine fois, je ne dirai rien, je le jetterai à la ruelle du lit, je ferai semblant de dormir, et je verrai ce qui arrivera.
La jeune femme voulut faire une troisième tentative. Il lui restait les trois grosses noix, elle les cassa, et elle vit apparaître devant elle un superbe dévidoir, plus riche encore et plus beau que le rouet et le trô. La première forma le pied ; la seconde, les quatre bras ; et la troisième, les quatre fillettes. Le rouet et le trô n’étaient rien auprès du dévidoir.
La dame en fut émerveillée, et proposa de nouveau à la petite tourne-broche de le lui vendre.
- Je ne le vends ni pour or ni pour argent.
- Que veux-tu donc ?
- Coucher une troisième fois avec le prince.
- Tu y as déjà couché deux fois, et tu n’en es pas plus avancée.
- Je veux essayer une troisième.
Après avoir longtemps hésité, la mère et la fille consentirent encore une fois, la dernière, se promettant bien d’user de l’endormillon comme les deux premières nuits.
A peine le prince était-il au lit, qu’on lui apporta la liqueur soporifique comme un bon cordial. Il ne dit rien, et fit semblant de l’avaler, mais il la jeta à la ruelle et ferma les yeux comme s’il dormait.
Sa femme, l’ancienne, vint alors se placer à côté de lui. Dès les premiers mots qu’elle prononça, il la reconnut. Jusqu’alors il ne l’avait pas regardée sous ses vêtements d’aide de cuisine. - Comment, ma femme chérie, c’est toi qui viens me retrouver ici ! Comment as-tu fait pour me découvrir ? - Elle lui raconta tout ce qui s’était passé et comment elle était parvenue à trouver le pays des Margriettes.
Le prince fut aussi enchanté de ce témoignage d’amour que de la beauté de la jeune femme, qu’il trouvait fort supérieure à celle de la fille du château. Il s’était marié avec elle par complaisance, et ne s’était jamais donné la peine ni de connaître ses sentiments, ni même de la bien regarder. C’était presque une révélation pour lui. Il ne voulut plus dès lors entendre parler de son nouveau mariage. Mais comment se libérer ?
- Ne dis rien, dit-il à sa femme, je tâcherai d’arranger tout.
Le lendemain, quand tout le monde fut rassemblé : parents de la fiancée, invités à la noce et autres, le prince leur dit :
Messieurs et mesdames, il m’arrive aujourd’hui une drôle d’aventure. J’avais fait faire dans le temps une clé pour mon secrétaire, puis je l’avais perdue. Comme je ne pouvais pas rester sans ouvrir mon secrétaire, j’avais fait faire une nouvelle clé. Mais voilà que je viens de retrouver la vieille, au moment où je ne me suis pas encore servi de l’autre. Laquelle vaut-il mieux garder, de la vieille ou de la neuve ? La vieille, n’est-ce pas ? dont j’ai fait usage et que je connais bien ? N’êtes-vous pas de cet avis-là ?
- Certainement, répondit-on, il vaut beaucoup mieux garder la vieille, celle dont on avait l’habitude de se servir et qui convient le mieux à la serrure.
- Je suivrai votre conseil. Ma vieille clé que j’avais perdue, la voilà, dit-il, en montrant la jeune aide de cuisine. Je l’ai retrouvée, et je la reprends, selon le conseil que vous m’avez donné.